Deux cigarettes dans le noir de Julien Dufresne-Lamy
La Lectrice

Deux cigarettes dans le noir – Julien Dufresne-Lamy

Clémentine travaille dans une usine de parfum. Elle attend un enfant. Au volant de sa voiture en direction de la maternité, elle percute quelqu’un sans pouvoir s’arrêter. De retour à la maison seule avec son bébé, elle apprend la mort à Paris, deux jours plus tôt, de la chorégraphe Pina Bausch. Clémentine se souvient : une silhouette maigre, de longs cheveux gris – c’est Pina qu’elle a fauchée. Elle a tué un génie en mettant au monde son enfant.
La maternité, la danse, la vie, la mort se côtoient dans le nouveau roman de Julien Dufresne-Lamy, qui trouble et bouscule par son intelligence et son originalité.

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J’aime la danse. J’aime les romans qui parlent de femmes, des femmes (quand c’est bien fait). Et plus que tout, j’aime découvrir les petites pépites de la rentrée littéraire. Deux cigarettes dans le noir de Julien Dufresne-Lamy en est une. Je l’ai découverte un peu par hasard, pleine de bonnes intentions pour mon week-end à Mille (le premier que j’ai réussi !), et c’était définitivement un bon choix car je n’ai pas pu lâcher ce roman.

Elle a fait un bébé toute seule

Clémentine est une jeune femme dont la vie ne fait pas rêver. Elle vit dans une banlieue terne proche de Paris, elle se laisse porter de métro en RER jusqu’à la Gare du Nord, où tous les jours elle reprend un autre train, pour monter dans le Nord dans une usine de parfum. Clémentine est enceinte ; elle va accoucher, cela pourrait susciter l’admiration et l’émotion chez beaucoup mais il reste cette petite note d’amertume : elle est seule. Célibataire et seule pour endurer la douleur, l’attente, l’accouchement. Personne ne viendra la voir ou presque et elle le sait déjà. Mais finalement, ce n’est pas ce qui la tracasse. En venant à l’hôpital, elle en est persuadée, elle a renversé quelqu’un en voiture. Et ce quelqu’un ne pourrait être que Pina Bausch, grande danseuse et chorégraphe allemande.

Clémentine est un personnage qui veut bien faire, mais qui est complètement perdue dans un monde étouffant où elle n’a finalement pas sa place. Elle est réduite aux postes et aux endroits où personne ne veut être ; même lorsqu’il s’agit des hommes, on a finalement l’impression qu’elle prend toujours ‘les restes’. Et après l’accouchement, alors qu’elle découvre son fils Barnabé, grandit en elle une véritable névrose : elle a tué Pina Bausch, elle en est certaine.

Le mythe de la danseuse

Julien Dufresne-Lamy nous offre alors deux histoires : la grande, l’incroyable histoire de la danseuse, en toile de fond, dont Clémentine se délecte avec avidité et peur mêlées, et celle de Clémentine justement, qui n’a rien de l’employée du mois, est un peu une mère à la ramasse, et pourtant est pétrie de bonnes intentions et a toujours peur de mal faire.

“Les ouvriers pointent sur le mur de l’accueil. Un à un, ils s’étonnent, tiens la Parisienne, elle est revenue, la Parisienne. Oui, elle est là, devant vous. Elle n’a pas très envie d’être ici, pour tout vous dire. Elle a beaucoup de tracas mais elle vous salue, la Parisienne. Elle n’a pas reçu de puzzle paysage australien mille pièces ni même une petite carte à paillettes qui la félicite de sa ponte. Elle est vexée comme une lente mais elle sourit.”

La découverte d’un auteur à suivre

Son roman est incroyablement fort, rien que du fait de son écriture : l’auteur a une plume acerbe, vive à laquelle j’ai tout de suite beaucoup accrochée. Il dépeint une société individualiste mais aussi la France des petits, ceux qui morflent tous les jours et revendiquent leur droit au bonheur – même si c’est parfois franchement maladroit et qu’ils en oublient certains principes. Certains passages m’ont énormément touchée, d’autant que j’ai deux des usines Chanel près de chez moi, donc il m’a été très facile de m’identifier au personnage de Clémentine.

“Mais aujourd’hui, l’ouvrier vise haut.
En voyant de près les 4×4 des cadres sur le parking, il se dit que lui aussi, il a le droit de polluer la planète trois fois plus qu’un autre abruti. Il a le droit de penser américain, confort et technologie, comme un bac+5. Il est légitime. Il bosse dur. Quinze ans de boîte, il mérite bien une petite montre suisse au poignet quand il sort maman dans le restaurant à nappes blanches de la ville. L’ouvrier s’invente une vie. Il rêvasse, avachi dans son canapé en cuir payé en douze mensualités, 4,56% TAEG. Il rêve de devenir le petit patron, d’avoir la maison, la femme institutrice et les deux gosses en école de commerce qui n’en foutent pas une. Forcément le matin, quand l’ouvrier pointe à la badgeuse, qu’il enfile ses chaussures de sécurité, il baisse d’un ton. Il obéit dans l’espoir qu’un jour ce soit lui qui se lève du bon côté du manche.”

Deux cigarettes dans le noir de Julien Dufresne-Lamy n’est peut-être pas d’un coup de cœur, car le caractère trop sombre du roman a parfois eu raison de mon enthousiasme (les mères au bord de la névrose, c’est pas forcément ce que je préfère), il n’empêche que j’ai vraiment adoré ce roman tout juste paru, et qui mérite vraiment beaucoup plus de visibilité.

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Deux cigarettes dans le noir ; Julien Dufresne-Lamy

Editions Belfond

12 janvier 2017

304 pages

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